En 1958, l’Afrique sub-saharienne est encore presque entièrement sous le contrôle des anciennes puissances coloniales, à l’exception du Ghana qui est devenu indépendant en 1957, tout en continuant à faire partie du Commonwealth [1]. Pour l’Afrique sous domination française, Paris se limite à parler d’autonomie intérieure. L’indépendance est, au moins pour le moment, exclue. L’Algérie rend la question explosive.
En Afrique sub-saharienne, la Guinée occupe une place particulière. Il s’agit d’un territoire doté de ressources minières très précieuses pour la France. En même temps, grâce à sa position géographique, elle est voisine de pays francophones et anglophones, ce qui la met en contact avec des expériences différentes. Dans ce contexte, Sékou Touré représente le personnage qui contribue à faire éclater les plans français pour une décolonisation progressive et ordonnée. Le but de cet article est donc d’analyser l’action internationale de Sékou Touré dans le cadre africain et, plus précisément, d’évaluer l’impact de ses prises de position sur les pays voisins et sur l’évolution plus générale de l’Afrique.
Sékou Touré doit essentiellement son rôle de contestateur au conflit qui l’a opposé au général de Gaulle. Nous verrons d’abord comment il acquiert ce rôle de contestateur.
On analysera ainsi les raisons du contraste qui portent les deux hommes à s’affronter et qui amènent Sékou Touré à choisir l’indépendance plutôt qu’à s’associer aux plans français pour l’Afrique. Dans une deuxième partie, nous nous arrêterons sur les raisons pour lesquelles le « non » à la Communauté franco-africaine a pu s’imposer en Guinée, quand le « oui » l’a emporté dans tous les autres pays ; on analysera les premiers choix de Sékou Touré en tant que Président d’un État indépendant, en particulier les relations qu’il tisse avec d’autres chefs d’États africains et la manière dont il se situe par rapport à la compétition Est-Ouest qui est en train d’investir l’Afrique. Enfin, dans la dernière partie, on se focalisera sur le rôle de Sékou Touré en Afrique après 1960, quand la majeure partie des territoires coloniaux devient indépendante. Dans ce nouveau contexte, Sékou Touré doit désormais se confronter à plusieurs leaders africains et aux projets de coopération panafricaine.
Sékou Touré, la Guinée et de Gaulle
Sékou Touré et le Parti démocratique de Guinée (PDG) à la conquête du pouvoir en Guinée
Ahmed Sékou Touré naît en 1922 à Faranah, en Guinée centrale [2]. Après des études primaires etprofessionnelles, il devient employé des Postes. Dès la fin de la guerre, en 1945, il participe à la création de syndicats liés à la CGT française. En 1946, il assiste au congrès de Bamako où est fondé le Rassemblement démocratique africain (RDA), un parti interterritorial qui voit l’année suivante la création de la section guinéenne, le Parti démocratique de Guinée (PDG).
En 1952, Sékou Touré est nommé secrétaire général du PDG. En 1954, malgré l’opposition de l’administration coloniale, il devient conseiller général de Guinée et président de la Confédération générale des travailleurs d’Afrique noire. En 1957, il est nommé secrétaire général de l’Union générale des travailleurs d’Afrique Noire (UGTAN), la principale centrale syndicale des territoires d’Outre-mer, créée après la scission avec la CGT pour répondre aux attentes spécifiques des travailleurs africains.
Les mauvaises relations que le PDG entretient avec l’administration coloniale s’améliorent quand Bernard Cornut-Gentille est nommé Haut-commissaire en Guinée. Cornut-Gentille, avec lequel Sékou Touré a tissé des liens étroits, veut favoriser un certain changement politique sur le territoire. En 1956, pendant les élections, il laisse se dérouler librement la confrontation entre les partis guinéens [3]. Le PDG, avec Sékou Touré à sa tête, en sort gagnant. Le leader guinéen devient, en quelques mois, député à l’Assemblée nationale française, maire de Conakry, vice-président du Conseil de gouvernement, et membre du Grand Conseil de l’Afrique occidentale française (AOF). Au début de 1958, il est donc l’homme fort de la Guinée, pays dont il a le contrôle presque absolu après l’éclatante victoire du PDG aux élections du 31 mars 1957 [4].
Le PDG fait partie du RDA, un parti interterritorial présidé par l’Ivoirien Félix Houphouët-Boigny, alors ministre d’État dans le gouvernement de Guy Mollet. Sékou Touré est l’un des quatre vice-présidents du parti ; il représente avec Modibo Keita, vice-président du Conseil du Gouvernement du Soudan, l’aile la plus radicale du RDA.
En septembre 1957, au Congrès du RDA de Bamako, Sékou Touré et Modibo Keita soutiennent le projet d’une fédération africaine dotée de forts pouvoirs, qui négocierait avec la France l’indépendance ou constituerait avec elle une confédération, alors qu’Houphouët-Boigny défend l’idée d’une fédération franco-africaine au sein de laquelle tous les territoires d’Outre-mer disposeraient d’une pleine autonomie. La position d’Houphouët-Boigny est conditionnée par les intérêts de son pays, la Côte d’Ivoire, beaucoup plus riche que ses voisins, et qui, en cas de création d’une fédération africaine, serait amenée à contribuer à son fonctionnement de façon considérable.
Sékou Touré et Modibo Keita appuient l’idée d’un exécutif fédéral, élu par les Africains, et complètement autonome par rapport à Paris, tandis que pour Houphouët-Boigny la fédération doit se situer au niveau franco-africain, les territoires, dont la personnalité et l’autonomie seraient renforcées, ayant alors le statut de pays membres de la fédération [5]. Jouissant depuis longtemps d’une position privilégiée au sein du gouvernement français, Houphouët-Boigny tient à préserver les liens particuliers qui l’unissent à Paris ainsi que l’autonomie et les ressources de la Côte d’Ivoire.
Le congrès de Bamako se termine par l’approbation d’une motion de compromis, mais la perception des observateurs français est que
« la position prédominante de M. Houphouët au sein de son parti, où il représentait une certaine tendance modérée, se trouve quelque peu atteinte au bénéfice d’hommes considérés comme plus “progressistes” que lui, comme M. Sékou Touré, qui, dans le discours de clôture, rappela que M. Houphouët, s’il restait président du RDA, devrait soutenir au Gouvernement “non ses idées, mais celles défendues par le RDA” » [6].
Sékou Touré et de Gaulle : les raisons d’un conflit
En 1958, après le retour de De Gaulle au pouvoir, Sékou Touré n’est pas choisi pour faire partie du Comité consultatif constitutionnel, chargé de proposer des modifications à la future constitution. C’est Gabriel Lisette, viceprésident du Tchad et partisan des positions d’Houphouët-Boigny, qui est nommé en tant que représentant du RDA. Avoir exclu Sékou Touré du Comité constitutionnel a sans doute accéléré la rupture du leader guinéen, blessé dans son orgueil, avec de Gaulle. Par ailleurs, une telle décision ne tenait pas compte des nouveaux équilibres au sein du RDA, où l’aile la plus radicale s’était renforcée après le congrès de Bamako.
Fin août 1958, de Gaulle se rend en Afrique pour présenter le nouveau texte constitutionnel. Concernant l’Afrique, la Constitution prévoit la mise en place d’une Communauté composée de la France et des territoires d’Outre-mer, qui assumeront le titre d’États membres de la Communauté. Les pays africains seront autonomes du point de vue intérieur, tandis que la Communauté exercera sa compétence dans les domaines de la défense, des affaires étrangères, de l’économie et des finances, de la gestion des matières premières stratégiques. « Ainsi le président de la Communauté est de droit […] le président de la République française. […]. L’interprétation gaullienne fait donc du président français le véritable centre décisionnel de l’ensemble franco-africain » [7].
En fait, de Gaulle pose une alternative aux Africains : ils doivent choisir entre faire partie d’une fédération (dominée par la France), ou devenir indépendants ; dans ce dernier cas toutefois, de Gaulle a prévenu qu’il ne manquera pas de tirer les conséquences de la nouvelle situation, et qu’il mettra fin à toutes les aides. D’ailleurs, pour bien marquer le fait qu’il s’agit d’un choix en faveur ou contre la France, de Gaulle a voulu que les territoires africains s’expriment sur l’ensemble de la constitution et non sur les seuls titres les concernant.
Sékou Touré ne conteste pas le bien-fondé d’un lien spécial entre la France et ses anciennes colonies. D’ailleurs, il a défendu à plusieurs reprises cette idée. Au début de septembre 1958, il explique à une délégation d’étudiants guinéens venus défendre le « non » à la Constitution que l’indépendance serait un choix aventureux [8]. Mais il s’indigne de l’alternative posée par le général, Communauté ou sécession. La déclaration de ce dernier à Brazzaville, le 24 août, dans laquelle il reconnaît une possibilité ultérieure d’évolution pour les pays membres de la Communauté, ne suffit pas au leader guinéen, qui attend de Gaulle à Conakry le jour suivant.
La visite du général en Guinée se déroule dans une ambiance très tendue. Sékou Touré tient à s’afficher comme le leader d’un pays uni derrière lui. Peut-être veut-il montrer aussi son autonomie par rapport à Houphouët-Boigny et à l’aile la plus modérée du RDA. En s’adressant directement à son peuple (et non au général de Gaulle), il affirme :
« Nous ne renoncerons pas et nous ne renoncerons jamais à notre droit légitime et naturel à l’indépendance ». Et surtout, en réponse au chantage à l’aide française dont croyait pouvoir user de Gaulle : « Nous préférons la pauvreté dans la liberté à la richesse dans l’esclavage » [9].
Il demande que le droit à l’indépendance soit explicitement reconnu, ainsi que la formation de la Communauté sur des bases égalitaires. Il ne va cependant pas jusqu’à revendiquer l’indépendance immédiate [10]. Si, sur le fond, Sékou Touré ne dit rien de nouveau, c’est la mise en scène qui heurte la susceptibilité du général et des représentants français. Malgré certaines références à la France, son discours est très mal perçu par de Gaulle, qui estime que le leader guinéen a voulu profiter de sa venue pour donner à son geste le plus d’éclat possible, pour en souligner le contraste avec l’accord des autres dirigeants africains [11].
Sans avoir pu obtenir de concession de la part de De Gaulle, et soumis à une forte pression des militants de son parti, Sékou Touré bascule définitivement du côté du « non ». La crainte de se trouver désavoué par une partie importante de la population guinéenne favorable à l’indépendance (jeunesse, syndicats, paysans, organisations des femmes) a certainement eu un poids décisif dans cette décision [12]. Le 14 septembre, le PDG donne formellement l’indication de voter de manière négative au référendum. Toutefois, le leader guinéen tient à manifester sa disponibilité à constituer avec la France une confédération d’États indépendants et égaux ; d’autant plus que l’article 88 de la nouvelle Constitution semble ouvrir cette possibilité.
Un facteur qui a certainement pesé dans la décision du leader guinéen de voter non au référendum du 28 septembre 1958 a été la conviction que la menace du général de suspendre les aides économiques était un bluff. Comment la France pouvait-elle rompre tout lien avec un pays africain devenu indépendant, alors que le Maroc et la Tunisie continuaient de recevoir des aides malgré leur appui au FLN algérien ? À Conakry, le directeur de l’agence local de l’Institut d’émission pour l’AOF et le Togo confirme à son directeur général cette impression :
« Certains Africains avec lesquels je me suis entretenu (en particulier le ministre des Finances rencontré inopinément à l’aérogare) ne semblent pas croire […] à cette éventualité, persuadés que le gouvernement français n’osera pas rompre brutalement les relations et qu’il n’y aura en pratique aucune différence de régime entre les territoires qui auront voté oui, et ceux qui auront voté non » [13].
Le Royaume-Uni est d’ailleurs du même avis et croit à un bluff du général de Gaulle [14].
Comment la France pouvait-elle abandonner les investissements faits en Guinée, un des pays les plus riches de l’Afrique occidentale française ? On pouvait ainsi considérer que la Guinée aurait retiré de l’indépendance un prestige considérable, tout en maintenant avec la France des relations économiques presque identiques à celles des autres pays membres de la Communauté.
Le 20 septembre, une semaine avant le référendum, Sékou Touré se présente à la Chambre de Commerce de Conakry pour rassurer les entreprises étrangères présentes en Guinée :
« Notre volonté d’indépendance ne doit pas être interprétée comme une volonté de rupture avec la France. Mes réponses se ressentiront donc forcément de notre intention ferme de rester dans le système français. Il est permis en effet d’espérer que la Guinée aura sa place à côté de la République de Tunisie et du Maroc, dans l’association des États Libres que la nouvelle Constitution prévoit en son article 88 » [15].
Sékou Touré n’est donc pas encore le leader révolutionnaire qui conteste l’influence française en Afrique sub-saharienne. Il est plutôt un jeune leader radical désireux de s’affirmer comme l’homme qui a réussi à forcer la main aux Français.
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